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La résistance monolingue guarani au Paraguay
Posté par Christine Pic-Gillard le 4 mars 2011
Christine Pic-Gillard est docteur en études hispaniques (Paris 3) et enseignante à l’Université de la Réunion.
Le Paraguay, petit pays de quelques cinq millions d’habitants, est totalement enclavé dans le continent sud-américain, au point de se définir comme une île. Cet isolement a permis à un syndrome insulaire où pèse la crainte d’une menace extérieure de se développer. Si aujourd’hui la menace d’invasion par un des grands voisins n’existe plus, le sentiment d’avoir à défendre une spécificité identitaire et linguistique demeure. Et cette défense passe par une résistance à un bilinguisme guarani/espagnol, ressenti comme une tentative d’affaiblissement du guarani.
Sur ce continent sud-américain où les langues d’origine ont souvent été balayées et où la seule langue officielle est généralement l’espagnol, la réalité linguistique du Paraguay est en effet très particulière: les chiffres du recensement de 1992 montrent un pays guaranophone dans son immense majorité (environ 89%) avec un nombre de monolingues hispanophones très réduit, un nombre de monolingues guaranophones majoritaire et un nombre de bilingues espagnol/guarani d’environ 48%.
C’est ainsi qu’en 1992 prend corps politiquement un mythe sur lequel s’est construit le Paraguay dès la colonisation espagnole, le mythe de l’hybridation espagnol/guarani: la nouvelle constitution démocratique décrète en effet cette année-là le Paraguay pays bilingue. La langue amérindienne majoritaire devient ainsi une des deux langues officielles, à parité avec l’espagnol, et un Plan d’Enseignement Bilingue (PEB) est imposé à tous les enfants scolarisés à partir de 1994, quelle que soit leur origine linguistique.
C’est donc une révolution linguistique, tout à fait silencieuse mais disposant de moyens importants, qui se met en place en 1994: le PEB est un projet qui s’étale sur vingt-cinq ans, soit une génération qui à terme sera bilingue. Si ailleurs une telle initiative aurait pu être considérée bénéfique aux locuteurs des langues indigènes, il n’en est rien au Paraguay, où le guaraní était en position de force et risquait au contraire de perdre du terrain à la faveur du bilinguisme imposé. Le projet d’éducation bilingue obligatoire est donc bien ici, en fait, un projet qui consiste à réduire, et à terme à éliminer, les monolinguismes dont le plus important était le monolinguisme guarani.
A partir des années 2000, une résistance se met en place: les organisations paysannes servent de relais à la revendication du guarani comme seule langue officielle du Paraguay. Elles remettent également en cause la culture productiviste européenne que véhicule l’espagnol et revendiquent la culture amérindienne de l’harmonie de l’Homme dans la Nature dont le vecteur est « el modo de ser guarani » (la façon d’être guaraní).
Le slogan bilingue « ¡sólo progresan los pueblos que leen!/ Toikove kuatiaeñë! » (Ne progressent que les peuples qui lisent !) est toujours en bonne place sur la façade d’une librairie de la place centrale d’Asuncion. On pourrait transformer cette exclamation en interrogation: les seuls peuples qui progressent sont-ils réellement ceux qui lisent? C’est en tous cas la question que posent ceux qui sont engagés dans la résistance au Plan d’Education Bilingue et la revendication guaranophone. Pour ceux-là, le bilinguisme et l’alphabétisation ne sont pas des facteurs de progrès.
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Sur les Guarani, voir aussi :
Une expérience scolaire guarani/portugais au Brésil, par Andréa Eichenberg