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Le tchouktche
Page réalisée par Charles Weinstein, professeur agrégé à la retraite et auteur de « Parlons tchouktche ».
Données sur le tchouktche
Noms alternatifs : Chukchi, lygorawetlat.
Tchouktche est le nom donné par les Russes et adopté au niveau international. Les autochtones se désignent eux-mêmes sous le nom de Lygorawetlat.
Classification : Langues tchoukotko-kamtchakiennes
Principaux dialectes :
Il n’y a pas de variantes dialectales du tchouktche à proprement parler mais les activités traditionnelles nettement différenciées des éleveurs de rennes d’une part et des chasseurs de mammifères marins d’autre part expliquent l’existence de vocabulaires spécifiques.
L’étendue des terres tchouktches a aussi engendré des différences dans la signification d’un même mot. Des termes différents peuvent désigner un seul et même objet. Il arrive aussi qu’un mot présente des variantes. Il existe également un parler des hommes et un parler des femmes.
Cependant, pour les locuteurs, qu’ils soient de la toundra ou du bord de mer, la langue possède une grande unité et ne pose pas aux uns et aux autres de notables difficultés de compréhension. L’unité de la langue tient aux contacts séculaires entre les gens de la toundra et ceux du bord de mer. Elle tient aussi à la culture spirituelle de ce peuple. L’homme fait partie d’un tout sans se considérer comme le centre de l’univers. Il est en communion constante avec la nature, avec les forces de la nature. Les esprits sont omniprésents. Chaque lieu a son esprit qu’il faut respecter et honorer. Il convient de lui faire des offrandes, si minimes soient-elles. Mais il faut se garder par ailleurs des esprits malins qui cherchent à nuire aux humains.
Aire géographique :
1. Tchoukotka. 2. Nord-est de la Iakoutie. 3. Nord du Kamtchatka. Les premières populations – Yupiks (Eskimos) (environ 1500 personnes) et Lygorawetlat (Tchouktches) (environ 15.000 personnes) y sont devenues minoritaires depuis la seconde moitié du 20ème siècle. C’est une zone fermée : il est nécessaire d’obtenir une autorisation spéciale de l’administration du territoire pour s’y rendre, et ensuite pour se rendre éventuellement en tout point situé hors de la capitale Anadyr. Cela ne facilite pas le travail des personnes désireuses d’y faire des recherches.
La Tchoukotka est une péninsule de plus de 700.000 km2 à la pointe nord-est de l’Eurasie. Elle est baignée par les océans Glacial Arctique et Pacifique. Le détroit de Béring la sépare de l’Alaska. Certaines hauteurs du massif tchouktche au nord-est atteignent 2.000 à 2.200 mètres. Les hivers sont rudes. Le climat à l’intérieur des terres est rigoureux. Des fouilles archéologiques ont montré que les Tchouktches peuplent ces territoires depuis des milliers d’années.
Nombre de locuteurs :
7 742 locuteurs d’après le recensement de la fédération de Russie (2002). Ce chiffre (le seul officiel disponible) est à pondérer. Le nombre de locuteurs natifs est probablement moindre. (Voir le chapitre Vitalité et Transmission).
Statut de la langue : Pas de statut officiel.
Vitalité et Transmission :
Le tchouktche est une langue « sévèrement en danger » selon l’UNESCO.
De nos jours l’ethnie, sa culture, sa langue, courent un extrême danger. Le nombre de locuteurs est difficile à évaluer. Il n’existe aucun statut officiel de la langue tchouktche. La langue est très peu et très mal enseignée. Elle n’est plus parlée, sauf exception, que par les personnes d’âge certain. Elle est abandonnée au profit du russe.
Jusque vers les années 1950 tous les Tchouktches parlaient encore leur langue. En moins d’un demi-siècle la langue tchouktche a connu un déclin inexorable. Dans la préface du recueil ‘Sur les traces de Bogoraz’ (voir la bibliographie) le chercheur I. Krupnik constate : «La fin du ХХ siècle a été une catastrophe culturelle pour les peuples de Tchoukotka…». Dans le même recueil V. Zadorine écrit (page 130): «Les peuples du Grand Nord russe ont perdu en un bref laps de temps tout ce qu’ils avaient acquis au cours des siècles, y compris leur mémoire historique et leurs connaissances traditionnelles».
Concernant la langue, la femme tchouktche G. Tegret constate en 1995 : «Un processus est en cours (qui s’explique pour des raisons historiques, ce qui n’en devient pas pour autant une consolation), celui de la diminution de la sphère d’usage de la langue tchouktche, de la réduction de son lexique actif et du nombre de porteurs de la langue».
Dans une lettre envoyée le 25/01/2004 à l’auteur de ce dossier et à son épouse par l’écrivain tchouktche connu Youri Rytkhéou, l’écrivain souligne avec amertume: «Oui, ma langue maternelle est dans un état tragique, catastrophique. La langue est en voie d’extinction… Il reste très peu de véritables porteurs de la langue…».
Précisions historiques et ethnographiques
Pour W. Bogoraz, écrivain, ethnographe et linguiste exilé sur la Kolyma en 1890, les cosaques russes de Sibérie orientale rappellent à bien des égards les conquistadores espagnols. Il évoque «leur bravoure indomptable et leur avidité brutale… Ils traitent les indigènes sans la moindre pitié» (Bogoraz 1904-1909). Ceux-ci refusent de payer l’impôt en nature, de se convertir à l’orthodoxie et d’adopter des noms russes. La résistance des Tchouktches, acquis à l’idée de troc équitable, mais étranger à celle d’un impôt unilatéral, révèle aux Russes un peuple fier et combatif. L’oukaz impérial du 10 août 1731 recommande de ne plus lui faire la guerre.
W. Bogoraz écrit encore: «The first thing brought by the Russians was a request for tribute and war… They (the Chukchee) successfully repelled the first and held their ground in the second; and when the war at least ceased, they preserved intact all their national vigor… The Russianization of the Chukchee has made no progress at all during the two centuries of Russian intercourse with the Chukchee. The Chukchee kept their language, all their ways of living, and their religion…» (W. Bogoraz 1904-1909: 732).
Il n’a jamais existé chez les Tchouktches de structures étatiques, de lois écrites, de lieux de culte commun. Les règles de vie sont transmises oralement. On apprend aux enfants à devenir aptes à vivre dans les conditions naturelles les plus dures, d’une part la toundra infinie, dangereuse avec ses blizzards, d’autre part l’océan glacé avec ses tempêtes.
Après 1917 les nouvelles autorités soviétiques mettent peu à peu en place des « bases culturelles » dont l’action s’étend sur les domaines politique, social, économique, culturel, médical. Il s’agit d’expliquer le bien-fondé des mesures prises par les autorités, d’amener les gens vers les organisations sociales, de convaincre les parents de fréquenter les cours d’alphabétisation et de scolariser leurs enfants, de persuader les femmes d’avoir recours aux médecins. Certes l’alphabétisation est bien acceptée, mais les enfants sont placés en internats, loin des parents qui nomadisent avec leurs rennes. Avec le temps on s’aperçoit qu’ils perdent le contact avec leur langue, leur culture, les savoir-faire traditionnels. En 1930 sont créés pour les langues locales des alphabets ayant pour base les caractères latins.
Après 1990 le poids spécifique des autochtones dans la vie politique et sociale demeure pratiquement nul. Les années 90 voient une dégradation continue du tissu économique. L’élevage du renne périclite car l’Etat se désengage totalement. La situation sanitaire se détériore. On fait mention d’une recrudescence de la tuberculose et d’autres maladies. Les soins médicaux deviennent payants.
On chercherait en vain sur place des traces de vie politique. Il n’y a officiellement pas de racisme, mais les autochtones sont victimes de discriminations de fait. Sous d’autres cieux on se demanderait pourquoi les autochtones n’ont pas leurs associations de défense, leurs syndicats, leurs organisations politiques. En fait on manque ici de traditions de la vie associative et tout simplement des plus élémentaires moyens matériels. De plus on décourage en haut lieu toute velléité de lutte. Quant à l’Association des Petites Ethnies, elle constitue un des rouages de l’administration et, même si elle le voulait, elle n’aurait pas les moyens de veiller aux intérêts des populations. En fait elle n’a de vie que sur le papier, d’où un désintérêt des gens à son endroit.
Bibliographie
Waldemar Bogoras (Wladimir Bogoraz). 1904-1909. The Chukchee. Leiden-New York.
P. Skorik. 1961. Grammaire de la langue tchouktche. Tome I. Editions de l’Académie des Sciences de l’URSS. Moscou-Leningrad.
P. Skorik. 1977. Grammaire de la langue tchouktche. Тome II. Editions Naouka. Leningrad.
Galina Tegret. 1995. Lexique traditionnel des Tchouktches de la toundra et du bord de mer du district de Providenia. Institut Régional de Perfectionnement des Maîtres de Tchoukotka. Anadyr.
Tропою Богораза. 2008. Sur les traces de Bogoraz (Recueil en russe). Moscou.
Charles Weinstein. 2010. Parlons tchouktche. L’Harmattan, Paris.
Charles Weinstein. 2010. Récits et nouvelles du Grand Nord. Traduit du tchouktche par Charles Weinstein. L’Harmattan, Paris.
Liens
Site de Charles Weinstein sur la langue et la littérature tchouktches
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