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Rapport sur la revitalisation d’une langue sifflée en Grèce
Article écrit par Dimitra Hengen, publié le 1er août 2017 sur alphaomegatranslations.com
Introduction
Niché dans les montagnes de l’île grecque d’Eubée (voir la carte ci-dessous), il existe un petit village isolé au milieu d’un paysage paradisiaque, où la vie est simple est tranquille. Les 37 habitants d’Antia, pour la plupart âgés, ont un mode de vie agraire d’une grande simplicité, au sein d’un des environnements naturels les plus incroyables sur Terre. Mais leur langue sifflée, elle aussi unique, risque comme tant d’autres langue de bientôt disparaître.
A moins qu’un effort sérieux ne soit fait pour préserver cet art de la communication sifflée, élément très important de l’héritage grec, elle disparaîtra très sûrement dans les prochaines décennies. Malheureusement, peu de gens s’intéressent réellement à la préservation des langues en danger comme celle-ci, et les linguistes estiment d’ailleurs qu’au moins 50% des langues du monde cesseront d’être pratiquée d’ici la fin du siècle.
Etant donné que les langues sont le moteur de la culture, perdre des langues signifie donc laisser disparaître des cultures entières. Mais à Antia, un petit groupe de personnes est prêt à se battre pour préserver le sfyria (du grec sfyrizo, qui signifie «siffler») et ainsi empêcher leur culture de disparaître.
Ce rapport, basé sur des vidéos (comme celle-ci) et des entretiens avec des locaux engagés dans la sauvegarde de la langue, donne un aperçu de la langue sifflée par les habitants d’Antia, son importance pour la préservation de la culture et du patrimoine des lieux, et les efforts en cours pour sauver cette pratique rare.
Topographie d’Eubée
Le sfyria est une langue très ancienne, vieille de plusieurs siècles, et qui n’a jamais été utilisée par d’autres personnes que les habitants d’Antia. Pour comprendre l’histoire et l’origine de ce mode de communication inhabituel, nous devons d’abord nous intéresser à la topographie de l’île.
Eubée est la deuxième plus grande île grecque après la Crète. Relativement étroite, elle s’étend de la péninsule du Pélion au nord jusqu’à la côte d’Attika au sud, et le trajet en voiture d’un bout à l’autre de l’île prend environ cinq heures.
Comprenant des paysages aussi variés que partout ailleurs en Grèce, Eubée compte trois types de topographies distinctes: la côte nord, fertile et recouverte de forêts; les plages et les criques étincelantes de la mer Égée sur la côte est; et l’intérieur montagneux avec des rivières et des ruisseaux, parfaits pour l’agriculture et l’élevage.
Du fait de sa proximité avec la Grèce continentale, Eubée a toujours été une des destination de vacances d’été les plus populaires du pays. Mais malgré cette popularité de l’île, très peu de Grecs connaissent en réalité l’histoire du petit village d’Antia et de sa mystérieuse langue sifflée.
Histoire et origine du sfyria
Cachés quelque part dans les montagnes du centre de l’île, les premiers habitants d’Antia ont survécu en vivant de la terre, et était principalement des bergers et des agriculteurs. Les bergers s’occupaient de leurs troupeaux sur les hautes terres, parcourant de longues distances chaque jour et migrant au gré des saisons. Nous savons que les bergers utilisaient déjà alors la langue sifflée pour communiquer entre eux et avec leurs familles à travers de très longues distances, les sons puissants et aigus du sfyria ainsi que la topographie montagneuse aidant les messages à voyager très loin.
Encore aujourd’hui, pénétrer dans le petit village d’Antia est comme faire un voyager dans le temps. Sa minuscule population continue de vivre d’un mode de vie agraire, et l’environnement naturel est beau, vivant, et baigné de sonorités diverses. Partout dans le village, vous pourrez entendre des sources d’eau courante, des poulets, des agneaux, des chèvres et le vent sifflant à travers les arbres millénaires.
Puis, à certains moments de la journée, vous pourrez également entendre les résidents du village se siffler les uns aux autres dans leur langue maternelle. Cependant, peu d’habitants d’Antia continuent à communiquer de cette façon, car la langue n’a pas été transmise à tous les jeunes résidents du village.
Alors que le terrain montagneux et la nécessité de communiquer sur de longues distances faisaient du sfyria une forme de communication nécessaire (avant d’être remplacé par les smartphones), l’origine réelle de cette manière de communiquer est plus mystérieuse. Il existe des différends au sujet de l’origine de la langue, que l’on peut regrouper en deux grandes théories.
Théories sur l’origine du sfyria
1. Les soldats perses ont apporté la langue aux résidents d’Antia. Selon cette théorie, les soldats perses qui avaient gardé des prisonniers grecs dans la région de Karystos, ont fui dans les hautes terres après leur défaite dans la bataille de Salamine (Salamis) en 480 avant JC. Ces soldats perses auraient alors développé un langage sifflé pour éviter de faire connaître leur position ou les informations qu’ils partageaient. Les habitants de la région auraient alors plus tard récupéré cette pratique.
2. Les habitants de l’île d’Eubée se sont déplacés à l’intérieur des terres et ont développé la langue pour se protéger des pirates. Une autre théorie suggère que le peuple d’Antia aurait inventé le sfyria comme méthode de protection. Au Moyen Age, les villes côtières d’Eubée furent régulièrement détruites par des pirates siciliens et vénitiens. Etant donné que les pirates volaient des animaux, du blé, et tuait parfois certains habitants de l’île, ces derniers furent forcés de s’enfuir plus profondément dans le centre de l’île, vers les montagnes. Ils ont alors développé leur propre langue pour prévenir d’autres attaques, se cacher et protéger leurs biens.
Indépendamment de la véritable origine du sfyria, la langue sifflée est le symbole de l’authenticité des habitants d’Antia. Elle fait tout autant partie de ce lieu que les montagnes, les sources, et les quelques vieux bâtiments abandonnés qui se dressent au cœur du village.
Anthropologie: l’importance culturelle du sfyria
Les anthropologues s’accordent à dire qu’une culture et sa langue sont profondément liées, bien que les experts diffèrent précisément sur la portée de ce lien. Selon certains chercheurs, la structure d’une langue détermine plus ou moins la façon dont nous percevons le monde autour de nous. Les étiquettes et les descriptions que nous choisissons d’appliquer sur les choses dans différents contextes façonnent non seulement la façon dont les autres nous perçoivent, mais aussi notre perception du monde, et la langue joue alors un rôle crucial dans la définition des valeurs, coutumes et normes.
En plus de façonner notre compréhension du monde, la langue est le moyen par lequel les traditions culturelles sont transmises Ainsi, les efforts pour préserver les langues en danger vont bien au-delà de la préservation d’un système de sons et d’une grammaire. Ils visent à préserver ces liens précieux et ténus que nous entretenons avec le passé.
En raison de la relation étroite entre la culture et la langue, c’est donc la culture d’Antia tout entière qui risque de disparaître, que ce soit à travers la langue sifflée ou à travers des coutumes et artefacts anciens de la région, comme par exemple les métiers à tisser spéciaux ramenés par les tisserand perses ayant fondé le village, (appelés des « anti », mot qui donna son nom au village).
Dans cette vidéo, on peut d’ailleurs voir les quelques personnes qui se battent pour sauver le sfyria, et qui nous parlent des grands changements dont ils ont été témoins dans le village.
Comme nous le disions, peu de grecques connaissent l’existence du sfyria ou même du petit village d’Antia. Par conséquent, il y a très peu d’efforts pour préserver la langue ou la culture en dehors d’un petit nombre d’anthropologues, de linguistes et de citoyens concernés.
À propos du peuple d’Antia
Les habitants d’Antia sont très fiers de leur langue sifflée unique et aimeraient que la tradition se poursuive. Bien qu’il existe d’autres cultures (par exemple, les habitants de La Gomera dans les îles Canaries) qui utilisent des langues sifflées, le sfyria est la seule transposition sifflée du grec.
Historiquement, les enfants d’Antia commençaient à apprendre la langue de leurs parents vers l’âge de 5 ou 6 ans. Les parents enseignaient alors à leurs enfants comment positionner la langue et bouger leurs lèvres pour obtenir les différents tons qui reproduisent la structure de la langue grecque parlée. Comme leur gagne-pain dépendait de plus en plus de la communication avec d’autres personnes à l’extérieur d’Antia, les écoles ont commencé à enseigner exclusivement le grec et la transmission de la langue traditionnelle a été laissée aux parents.
Bien que les villageois restants sifflent toujours à Antia, la population de ce village reculé diminue rapidement à mesure que les personnes âgées décèdent et que les jeunes générations partent pour les villes, comme Athènes, pour y trouver du travail et gagner leur vie.
Aujourd’hui, très peu de jeunes savent comment communiquer de cette manière. Selon Yannis Tzanivaris, habitant d’une autre île qui se bat lui aussi pour faire revivre la langue sifflée, il ne reste plus qu’une poignée de locuteurs du sfyria, dont un seul est encore adolescent. Quand une langue cesse d’être transmise, elle commence à disparaître très rapidement, mais tant que quelques locuteurs survivent, il reste encore de l’espoir.
Dans cette vidéo, M. Tzanivaris explique comment il a appris la langue sifflée et ce qu’elle signifie pour lui.
Linguistique: rechercher de l’aide auprès des experts
Une des solution pour sauver des langues menacées comme le sfyria se situe dans un effort conscient de la part de la communauté scientifique, en la personne des linguistes. La linguistique est l’étude scientifique du langage, impliquant l’analyse de la forme, du sens et du contexte. Au-delà de l’étude dont la façon dont les langues se développent et changent au fil du temps, les linguistes traitent également des facteurs sociaux, culturels, historiques et politiques qui influencent la langue.
La structure de la production sonore
Lorsqu’un étranger, et en particulier un anglophone, entend pour la première fois une langue sifflée, il est courant qu’il ne la considère dans un premier temps que comme un simple code. En réalité, une langue sifflée reproduit la structure d’une langue parlée, et peut donc elle aussi transmettre une infinité d’idées complexes. En voici une démonstration.
La langue sifflée, du fait de sa structure non familière, est difficile à décrire à un locuteur non natif. En termes simples, les langues sifflées sont tonales, elle véhiculent donc des informations phonémiques par le ton, la longueur et l’accentuation. Les siffleurs enchaînent différents sons sifflés afin de former des mots, et ces systèmes tonaux peuvent ensuite être traduits en grec.
Cependant, il n’y a pas de correspondance bi-univoque entre les sons sifflés distincts et chaque lettre de l’alphabet grec. Lorsque que les siffleurs reproduisent les voyelles, qui distinguent une langue sifflée des autres langues, les consonnes grecques ne peuvent pas être reproduites facilement étant donné qu’elles n’appartiennent pas au même type de son que les voyelles. Les siffleurs se comprennent donc en écoutant les différents tons représentant les voyelles dans l’alphabet grec relatifs les uns aux autres.
Contrairement aux mots parlés, les techniques de sifflement n’exigent pas la vibration des cordes vocales. Le sifflement produit un effet de choc du courant d’air comprimé à l’intérieur de la bouche. Le flux d’air expulsé fait des vibrations au bord de la bouche et plus le flux d’air est expulsé rapidement, plus le pas de la vibration est élevé.
Etant donné que la communication sifflée exige une technique particulière, la langue est particulièrement difficile à apprendre pour les jeunes enfants et les personnes âgées, qui ont plus de difficultés à contrôler la musculature de la gorge, de la langue et des lèvres. Pour une analyse plus approfondie de la structure de la langue, consultez notre article précédent (ici sur Sorosoro.org, et ici pour l’article original – en anglais).
Les linguistes travaillent en prenant en compte les données scientifiques sur la structure des langues et étudient les différents aspects du développement du langage, et le sfyria d’Antia a un intérêt particulier pour les spécialistes qui étudient les langues tonales. Mais même au-delà de l’intérêt académique, les linguistes travaillant de concert avec les responsables gouvernementaux qui s’emploient à sauver des langues rares comme celle-ci, en raison de leur immense importance culturelle. Ils utilisent leurs compétences pour préserver ces langues en créant des guides de langue, en enregistrant la langue et en sensibilisant la population.
Comment la langue était utilisée
Le sfyria est surtout utilisé, et ce depuis des temps immémoriaux, comme moyen pour les bergers de communiquer sur de longues distances dans cette région montagneuse, mais il arrive aussi que les habitants d’Antia l’utilisent pour des conversation de la vie quotidienne. En raison de la diminution des activités agricoles et pastorales, la plupart des habitants ont quitté le village pour chercher un emploi ailleurs. En outre, avec la disponibilité aujourd’hui de technologie telle que les smartphones, il devient de plus en plus inutile de savoir communiquer sur de longues distance en sifflant. La raison pour laquelle les habitants d’Antia continuent de siffler aujourd’hui vient surtout d’une volonté d’entretenir une tradition culturelle.
De nos jours, l’accent est bien souvent mis sur les langues qui favorisent le commerce et facilitent les échanges au niveau international. Les besoin économiques des pays ont entraîné la disparition de nombreuses langues perçues comme ayant perdu leur utilité. La diversité linguistique décroit à un rythme sans précédent. Les linguistes connaissent des milliers de cas similaires à celui du sfyria, dans le domaine de l’extinction de la langue, y compris le grec ancien, pour neciter qu’un exemple.
Ces barrières font qu’il est encore plus crucial pour les linguistes d’apporter leur aide au projet de revitalisation de la langue sifflée d’Antia.
Efforts pour soutenir et relancer le sfyria
Pendant longtemps, le peuple d’Antia a cru qu’il n’y avait aucun espoir pour sauver leur langue bien-aimée. Bien que des représentants du gouvernement aient manifesté un intérêt certain pour la préservation de la culture locale, ils considéraient la langue comme le code vernaculaire d’une catégorie sociale insignifiante constituée de quelques bergers. Il était alors très difficile de créer un élan autour de la préservation du sfyria.
Pourtant en 2010, le peuple d’Antia, dirigé par Yannis Tzanivaris (interviewé dans les vidéos ci-dessus), a décidé de prendre les choses en main. Leur principale méthode de relance du sfyria est de mettre en place des initiative permettant d’enseigner aux jeunes à communiquer de cette manière. En 2012, ils ont également organisé un festival à Antia célébrant la langue et la culture. Ce festival a suscité un intérêt parmi les jeunes dans toute la Grèce et dans d’autres endroits du monde. En conséquence, de nombreuses expositions dans des musée de plusieurs pays furent organisées, et un film documentaire présenté au Metropolitan Museum of Fine Art de New York fut réalisé.
M. Tzanivaris a depuis commencé à enseigner le sfyria à Antia, et pour cela les autorités locales l’ont autorisé à utiliser l’école d’Antia (qui a officiellement fermé ses portes en 2003). Mais il a beau avoir leur autorisation, peu d’autres aide existent pour l’aider à réaliser son rêve de faire revivre la langue. Il enseigne gratuitement, mais comme il ne vit plus à Antia, il doit voyager pour enseigner les cours et cela commence à avoir un coût pour lui.
Perspectives d’avenir
M. Tzanivaris et ceux qui sont avec lui dans cette bataille attendent avec impatience le jour où les gens cesseront de parler du sfyria comme d’une langue en voie de disparition, mais plutôt comme d’une langue qui a survécu. Il n’y a pas si longtemps, la sauvegarde du sfyria semblait s’engager dans une direction positive, mais la quête pour sauver la langue sifflée d’Antia semble s’être essoufflée une fois de plus.
Pourtant, M. Tzanivaris reste déterminé à poursuivre sa campagne de sensibilisation, et des enquêtes et documentaires continuent d’être effectués sur le sfyria, comme par exemple l’article d’Eliot Stein pour la BBC (disponible ici sur Sorosoro.org, article original de la BBC ici – en anglais), qui s’est rendu à Antia avec le PDG d’Alpha Omega, Dimitra Hengen, l’été dernier. Tzanivaris a également entamé une procédure auprès du ministère grec de la Culture pour obtenir la reconnaissance du sfyria en tant que langue du patrimoine national. Il a également porté sa lutte à un niveau international en soumettant la même procédure à l’UNESCO.
Mais ce dont Tzanivaris a le plus besoin, en plus de sensibiliser le public à cette langue rare, c’est l’aide des linguistes et d’un soutien financier pour qu’il puisse continuer ses efforts. Si offrir votre soutien à la cause du sfyria vous intéresse, vous pouvez contacter Alpha Omega Translations à info@alphaomegatranslations.com.
Bien qu’il ait souvent l’impression mener une bataille trop difficile pour lui, Tzanivaris reste optimiste quant aux chances de survie de la langue sifflé d’Antia. « Petit à petit », dit-il, « nous y arriverons ».
Pour plus d’informations, vous pouvez également regarder cette vidéo de la page Facebook de BBC Travel.