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Langues sifflées : une langue des oiseaux en Turquie
Article écrit par Dimitra Hengen publié le 14 octobre 2013 on alphaomegatranslations.com
Au milieu d’une vallée turque luxuriante, coincée entre la mer Noire et la chaîne des montagnes Pontiques, s’amoncellent des dizaines des tentes blanches soutenues par des poutres de bois. Le village isolé de Kusköy s’apprête à devenir le centre d’attention de la région pour toute la durée de son festival annuel. Des arômes de noisette, de thé et d’autres produits locaux se propagent dans l’air de la montagne, alors que des danseurs et des musiciens répètent leur spectacle. Au milieu de toutes ces festivités, on peut également entendre siffler de tous côtés, comme pour manifester la gaîté omniprésente dans le village en cette période. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces sifflements n’ont aucun but musical et ne sont pas de simples démonstrations de joie, il s’agit en réalité d’une langue locale vieille d’au moins 500 ans et connue sous le nom de kus dili. Le festival a d’ailleurs été organisé autour de cette langue sifflée, dans un effort de revitalisation de celle-ci, ainsi que d’un concours destiné à ses siffleurs. Malheureusement, cet événement est désormais plus prisé des touristes pour son côté culinaire que pour pour sa valeur culturelle.
Cette langue, qu’on pourrait prendre pour celle des oiseaux, est ce qui a donné son nom au village de Kusköy (« le village des oiseaux » en turc). Il s’agit en réalité d’une transposition en sifflements de la langue turque, toute phrase du turc pouvant facilement être reproduites en kus dili. Les mots de l’argot local aussi d’ailleurs, ce qui va pousser les membres du jury du concours à inventer des phrases complexes que les concurrents devront reproduire en kus dili. Le jury sera situé à un kilomètre des concurrents, conditions sine qua non pour pouvoir juger des capacités des siffleurs. En effet, du fait des hautes amplitudes des sons de cette langue qui, depuis des siècles, ont permis aux fermiers et aux bergers de communiquer de colline en colline, les sons du kus dili peuvent porter bien plus loin que la voix.
Malheureusement, les descendants des siffleurs du kus dili utilisent désormais un moyen de communication à longue distance bien plus rapide : les téléphones portables. Ceux-ci sont en effet devenus une menace sérieuse pour le kus dili, pire que l’arrivée de l’électricité en 1986. Lorsque René Guy Busnel, l’un des rares universitaires ayant travaillé sur le kus dili, est arrivé en Asie Mineure dans les années 1960, même les adolescents sifflaient encore, et peu de villageois estimaient réellement leur langue en danger.
Il est important de noter que Busnel est aussi l’un des seuls phonologues à avoir utiliser les rayons X dans l’étude d’une langue sifflée. Il est connu pour avoir entrepris de scanner la bouche et la gorge des siffleurs de kus dili afin de déterminer ses différences avec le turc parlé. Les résultats ont montré un mouvement similaire des organes phonatoires entre les deux langues, mais aussi des différences dans le placement de la langue et le volume de la cavité buccale.
En effet, pour siffler convenablement, l’extrémité de la langue doit avoir un point de pression, soit contre les dents, soit contre un doigt placé à l’intérieur des lèvres. Rialland, spécialiste du silbo de la Gomera, a également étudié brièvement le kus dili, et a relevé une des difficultés supplémentaires du kus dili par rapport au silbo : la langue qu’il retranscrit, le turc, comporte plus de voyelles contrastives que l’espagnol (que reproduit le silbo), ainsi qu’une harmonie vocalique. Pourtant, la méthode de transcription n’est pas plus compliquée. Les plages de hauteur relatives expriment des voyelles avec accentuations produites par une augmentation de hauteur ou une durée prolongée. L’absence de son ou une transitions dans la hauteur d’un son sert à retranscrire une consonne. Grâce aux sonogrammes largement utilisés dans les travaux de Busnel, il est même possible de mesurer la gamme exacte et les fréquences spécifiques de différents mots turcs.
Les non-initiés n’arrivent en général à distinguer qu’une vingtaine de sons, mais la précision des transitions, des occlusions et des tonalités permettent une communication claire entre les locuteurs. Tellement claire que plusieurs famille ont admis avoir inventé des codes encore plus complexes et précis au sein du kus dili pour empêcher les voisins de comprendre leurs sifflements. Un comportement qui, selon Busnel, représente bien là l’état d’esprit de la société autarcique qu’est Kusköy. Les familles vivent très éloignées les unes des autres, et le festival d’été ne suffit apparemment pas encore à renforcer l’enthousiasme général envers le kus dili.
Que reste-t-il donc pour promouvoir cette langue ? Alors que la Turquie peut se vanter d’avoir un plus grand nombre de locuteurs d’une langue sifflée que la Grèce, par exemple (avec le sfyria), quelques décennies pourraient bien être suffisantes pour que le vocabulaire entier ne devienne plus qu’un langage codé perdu dans l’histoire, rejoignant ainsi un autre langage bien plus ancien, celui des oiseaux.