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Le multilinguisme : une pratique généralisée au Pakistan
Posté par Matthias Weinreich le 8 avril 2011
Le linguiste Matthias Weinreich a travaillé de nombreuses années dans le Nord du Pakistan, en particulier sur les langues dardiques et pashtou ; il est l’auteur de « Language Shift in Northern Pakistan. The Case of Domaakí and Pashto. »
Mais les pakistanais ne parlent-ils pas tous l’ourdou ?
Si, une grande majorité, en effet. Et ne cela n’a rien de surprenant, puisque l’ourdou sert de médium d’éducation et de langue de communication inter-ethnique dans tout le pays. L’ourdou jouit en plus d’un extraordinaire prestige sur le plan officiel : c’est l’une des deux langues figurant noir sur blanc dans la constitution de 1973 (l’autre étant l’anglais, principalement parlée au sein de l’élite urbaine) et elle est un symbole clé de l’unité nationale pakistanaise.
Mais il ne faut pas oublier que l’ourdou n’est et n’a toujours été que la langue maternelle d’une minorité de la population (environ 8% aujourd’hui). Les autres (plus de 150 millions de personnes) parlent d’autres langues maternelles.
Combien de langues distinctes le pays compte-t-il ?
Difficile à dire, car une réponse précise impliquerait bien sûr de marquer la distinction entre langue et dialecte, une tâche parfois très délicate. Par exemple, le pothohari, le siraiki, le hindko… tous les éléments du continuum dialectal penjabi dominant l’ouest et le centre du Pakistan peuvent être considérés, selon les critères, soit comme les variantes d’une même langue vernaculaire (le penjabi), soit comme trois langues tout à fait distinctes.
Quoi qu’il en soit, le nombre de langues maternelles au Pakistan évolue, au bas mot, autour d’une soixantaine. À l’image de l’histoire longue et mouvementée de la région, ces langues forment une grande variété de familles et de groupes linguistiques, rattachés pour l’essentiel aux langues indo-aryennes et iranniennes. Y figurent aussi quelques langues dravidiennes (le brahoui, dans la région centrale du Baloutchistan), sino-tibétaines (le balti, dans l’est du Gilgit-Baltistan), et même un isolat (le bourouchaski, dans les vallées nord autour de Nager, Hunza et Yasin).
Le nombre de locuteurs pour chacune de ces langues varie de plus de 50 millions dans le cas du penjabi, à moins de 250 pour l’aer (Sindh) et le gowro (Gilgit-Baltistan).
Certaines de ces langues sont-elles sévèrement menacées ?
Pas moins de quatre langues sont menacées d’extinction rien que dans la partie nord du pays : le gowro, le badeshi, l’ushojo et le domaakí.
On manque de données sociolinguistiques sur la région, mais dans le cas du domaakí (langue des Dóoma, une communauté de forgerons et de musiciens traditionnels du Gilgit-Baltistan), le multilinguisme des quelques derniers locuteurs (moins de 250, âgés pour la plupart) s’accompagne d’une attitude linguistique particulièrement négative : une combinaison bien peu propice qui laisse supposer que la langue maternelle des Dóoma aura probablement cessé d’exister en tant que langue vivante d’ici une à deux générations.
Existe-t-il d’autres langues de communication inter-ethnique en dehors de l’ourdou ?
Oui, il y en a d’ailleurs beaucoup. Même si l’ourdou est parlé et écrit dans tout le pays, les provinces fédérales du Pakistan ont chacune leur propre langue majoritaire :
– le pachtoune sert de langue véhiculaire dans tout le Khyber Pakhtunkhwa, sauf dans nord, dominé par le khowar.
– la langue du Penjab est le penjabi, avec sa variante hindko utilisée comme langue véhiculaire près de la frontière nord avec le Khyber Pakhtunkhwa, et ses variantes multani et siraiki au sud-ouest, près du Sindh et du Balouchistan.
– la langue majoritaire de la province du Sindh est le sindhî, bien qu’il soit en recul face à l’ourdou dans la mégalopole de Karachi, et cède progressivement la place au siraiki dans le nord.
– au Balouchistan, la majorité de la population parle le baloutche, excepté le long de la frontière avec l’Afghanistan et le Khyber Pakhtunkhwa, où le principal médium inter-ethnique est le pachtoune.
Comme on peut s’y attendre, c’est dans les zones où cohabitent au moins deux langues régionales que le multilinguisme est le plus fréquent. Par exemple, les locuteurs siraiki et sindhi vivant de part et d’autre de la démarcation administrative entre Sindh et Penjab parlent souvent couramment les deux langues. De même, des locuteurs pachtounes vivant dans le district de Hazara (zone sud-est du Khyber Pakhtunkhwa) sauront généralement s’exprimer en hindko, et à l’inverse, de nombreux Hindkowals de la région maîtriseront le pachtoune.
Que de langues régionales ! Faut-il en déduire que tous les pakistanais sont au moins bilingues ?
Dans un sens, oui. Mais ces langues ne sont pas toutes maîtrisées au même niveau. En général l’apprentissage d’une nouvelle langue est motivé par des considérations pratiques. Par conséquent, les hommes pakistanais travaillant en dehors de chez eux auront plus de chance de maîtriser la langue véhiculaire régionale que les femmes, censées rester chez elles. Un vendeur de bazar parlera peut-être plusieurs langues à un niveau lui permettant de faire affaire avec ses clients, tout en étant incapable d’utiliser ces langues dans d’autres contextes. Le multilinguisme reste très lié à l’univers professionnel, surtout pour les locuteurs de langues minoritaires et peu répandues (c’est à dire les langues autres que l’ourdou, le penjabi, le pachtoune, le sindhi et le baloutche)
Un exemple: Hommes comme femmes, les locuteurs natifs de la langue domaakí évoquée plus haut parlent presque tous couramment bourouchaski et/ou shina, langues de leurs communautés d’accueil. Par ailleurs, tous les hommes dóoma ainsi que certaines femmes parlent (et s’ils ont été scolarisés, écrivent) l’ourdou, principale langue véhiculaire de la région. On utilise donc le domaakí en famille, le bourouchaski/shina dans le village et l’ourdou avec les étrangers ou à l’écrit.
Cet exemple montre que la maîtrise de trois ou quatre langues n’a rien d’exceptionnel pour les représentants de groupes linguistique minoritaires (environ 5% de la population pakistanaise). Les autres pakistanais, pour la plupart, en parlent au moins deux.
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Pour en savoir plus, voir le livre de Matthias Weinreich, Pashtun Migrants in the Northern Areas of Pakistan